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Un plongeon au cœur de la Croix de Malevitch

(Re)découvrez les mystères de cette croix avec Cassandra.

Chaque année, le Louvre-Lens donne carte blanche aux étudiants des établissements d’enseignement supérieur de la région Hauts-de-France, et présente leurs propositions artistiques, ludiques ou poétiques inspirées par l’exposition du moment.

Dans le cadre de cette édition du WELL21 entièrement numérique, les étudiants participants prennent les commandes de la page Mon Louvre-Lens afin de vous présenter leurs créations, imaginées en lien avec l’exposition  Soleils noirs. Une série de 11 articles et tutoriels vous attend !

 

Chef-d’œuvre incontesté, la Croix Noire de Malevitch peut laisser de marbre. Ce n’est qu’une croix, après tout. Alors pourquoi suscite-t-elle tant d’intérêt et pourquoi fait-elle autant parler d’elle ?

 

Retour sur le contexte et description de l’œuvre :

L’œuvre qui nous intéresse est une peinture réalisée en 1915 par le peintre Kasimir Malevitch. Nous sommes en Russie ; Malevitch y est installé depuis 1904 et la Révolution bolchévique, contre les réformes mises en place par le tsar Nicolas II, gronde dès janvier 1905 et ce jusque 1917. Cette toile est donc peinte en plein bouleversement politique. L’artiste n’a pas participé de front à cette révolution ; on lui a d’ailleurs quelques fois reproché de ne pas prendre assez parti. Toutefois, il a œuvré à la révolution de la peinture, ce qui a eu bien des retentissements politiques. Kasimir Malevitch fait donc partie de ces artistes qui se sont débarrassés de toutes les normes académiques et qui ont œuvré à l’évolution du monde de l’art : c’est un avant-gardiste. Natalia Smolianskaïa rappelle : « Historiquement les avant-gardes apparaissent sur fond de modernisme et réagissent à la modernité, à l’industrialisation, à l’urbanisme, à la rationalisation de connaissances. » *

Il s’agit là d’une huile sur toile de 80×80 cm représentant une croix grecque de couleur noire dont les branches vont de part et d’autre du tableau, ce qui créé un effet frontal ; on ne peut passer à côté. Ces croix ont la particularité d’avoir leurs branches de la même longueur et de se croiser en leur centre, ce qui fait qu’au pourtour de la croix, le vide sur lequel elle se pose forme 4 carrés de plus petite taille. A l’inverse de la croix, le fond est laissé blanc, celui-ci est cassé, il n’est pas, ou plus, éclatant. La croix noire qui surplombe l’ensemble de la surface paraît vibrante. Elle semble en même temps solide par sa taille et fragile par sa légère mais perceptible irrégularité. La surface n’est pas totalement lisse, on ressent à certains endroits le pinceau qui s’est posé et la peinture qui a craqué.

Kasimir Malevitch, Croix Noire, 1915, Huile sur toile, Centre George Pompidou © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat

 

Malevitch la réalise pour l’exposition « Dernière exposition futuriste de tableaux 0,10 (zéro-dix) » organisée par lui-même ainsi que treize autres artistes, dont Tatline, son rival. Dans l’exposition Soleils noirs, la Croix est exposée à côté du Cercle noir sur fond blanc de Kandinsky, son « frère d’arme »**. Dans la salle, le parallélépipède que forme Seed de Tony Smith vient lui donner du poids, autant que Two Rectangles Floor to Ceiling de Richard Serra. Tous sont aussi radicaux que lui, chacun à leur manière.

Vue de l’exposition Soleils Noirs © musée du Louvre-Lens – Emmanuel Watteau

 

Malevitch et l’abstraction

La croix est en fait la division d’un carré formant deux rectangles dont l’un pivote. Le carré, c’était la forme parfaite avec le cercle pour l’artiste. Dans son texte Non-figuration et suprématisme, il affirme que : « la surface plane formant un carré est la souche d’où est sorti le Suprématisme »***. ce qui expliquerait ce goût pour les formes géométriques plates, et particulièrement le carré, d’autant plus que les artistes d’avant-garde éprouvaient généralement un intérêt pour les sciences. On dit souvent que Malevitch est l’un des pères fondateurs de l’abstraction ; en réalité, des formes abstraites se trouvaient déjà dans de nombreuses œuvres antérieures à celles du peintre. Il a totalement rejeté la figuration, qu’elle soit fauve ou cubo-futuriste. Ce qui est impressionnant, c’est sa radicalité. Il respectait trop les couleurs pour les mélanger. Malevitch affirmait que ces dernières « cassaient » l’objet, qu’elles prenaient le dessus sur lui****. Au sujet des objets, il se refusait d’ailleurs à représenter ceux présents dans la nature. Il disait :

« En intitulant certaines de ces peintures, je n’ai pas voulu marquer la forme qu’il fallait y chercher, mais plutôt indiquer que des formes réelles servirent de fondement à des masses informes constituant un tableau, sans aucun rapport avec les formes existant dans la nature »*****.

Était-il trop humble pour représenter la nature ? En tout cas, il avait assez de confiance en lui pour se laisser la liberté de créer. Au final, l’artiste se détachait de la figure divine en s’autorisant à représenter des images non-naturelles. Le beau ne l’intéressait pas, seule la pensée philosophique importait. Mais l’avant-garde, c’est cela : le rejet de l’injonction de l’art « beau ».

Vers quoi tendait -il au final ?

Ses représentations, il les veut détachées de toute figuration ; quant à la dimension rationnelle, il n’en dépend pas. Au lieu de cela, l’artiste tente de créer une nouvelle réalité. Ce qui l’intéresse, c’est l’Absolu qu’il s’essaie de représenter à travers les codes qu’il a lui-même créés : ceux du suprématisme. En fait, le suprématisme tire son nom du courant philosophique appelé « le supranaturalisme ». Cette philosophie admet ce qu’on ne voit pas, ce qui est au-dessus et en dehors de nous, le surnaturel. Et justement, Malevitch était très mystique. Cette croix en témoigne. Vanessa Morisset, professeure en histoire de l’art l’analyse de la façon suivante :

« Les contours incertains des branches, leur infime inclinaison, la précarité de leur équilibre invitent aussi à considérer la croix, récurrente dans l’œuvre entière de Malevitch, comme un élément chargé d’émotion. Le sculpteur Antoine Pevsner en témoigne, lorsqu’il rapporte des propos confiés au cours de l’enterrement d’une amie artiste en 1918: « Quand il me vit, il me dit tout bas: nous serons tous crucifiés. Ma croix, je l’ai déjà préparée. Tu l’as sûrement remarquée dans mes tableaux ». »******

La croix ferait donc écho à celle du Christ. C’est toute son œuvre qui est teintée de religieux, de surnaturel. En fait, il semblerait que la vocation de ses peintures soit d’atteindre des mondes invisibles…

Bien que l’artiste semble paradoxalement tenir à distance l’émotion, face à cette œuvre, je me suis retrouvée émue par sa simplicité, poussée à l’extrême et ses imperfections : les traces du temps et celles laissées par l’artiste. Je ne sais pas si elle renferme en elle l’Absolu, mais elle renferme en tous cas toute une histoire passionnante. Elle fait rejaillir les indignations des révoltés, les jugements des académiciens, les théories et les quêtes presque impossibles de l’artiste… C’est donc plus qu’une croix, c’est l’apanage d’un temps qui a marqué l’histoire. Il ne faut pas seulement regarder la croix en tant que telle pour s’en saisir, il faut aussi prêter attention à tout ce qu’elle a suscité comme dialogue.

 

Glossaire :

Abstraction : Forme d’art dans laquelle l’artiste ne représente pas des formes tirées du monde visible.

Avant-garde : Les artistes d’avant-garde se distinguent par leur volonté d’être en avance sur leur temps et d’être novateurs dans leur art jusqu’à créer une rupture avec celui de leur contemporains ou prédécesseurs.

Cubo-futurisme : Le terme a été utilisé pour la première fois en 1913, c’est la contraction de cubisme et de futurisme. Il s’agit de l’interprétation par les Russes du cubisme et du futurisme européens. C’est un style qui consiste principalement à déconstruire les formes, les fragmenter tel un puzzle et représenter le mouvement.

Fauvisme : Le fauvisme est un très court mouvement de peinture ; on peut le situer approximativement entre 1903 et 1910. L’appellation « fauve », employée la première fois par le critique d’art Louis Vauxcelles pour qualifier ces peintres, était dénigrante à l’origine. Les fauves utilisent beaucoup la couleur et revendiquent le rôle de leur instinct dans leurs peintures.

Figuration : Au contraire de l’abstraction, c’est la représentation d’objets ou sujets du réel, que l’on peut voir dans le monde visible.

Modernisme : Conception théorisée en grande partie par le critique d’art Clement Greenberg dans les années 1950-1960, selon laquelle les arts doivent être séparés. Pour la peinture, elle doit être définie par ses qualités propres et ce qu’elle ne partage avec aucun autre art. Ce qu’elle a de spécifique, pour Greenberg, c’est la planéité de la surface de la toile sur laquelle l’artiste pose la couleur.

Modernité : Ce qui se veut innovant, progressiste. Pour Baudelaire, la modernité c’est ce détail d’une époque, par exemple la manière de s’habiller, dont on sait qu’il ne durera pas, mais qu’on saisit et par conséquent, qu’on rend éternel.

Sources

* Natalia Smolianskaïa, « Le Temps des avant-gardes : l’histoire de l’art à l’âge de sa mondialisation », Critique d’art [En ligne], 41 | Printemps/Eté 2013, mis en ligne le 24 juin 2014, consulté le 07 janvier 2021. URL : http://journals.openedition.org/critiquedart/8309 ; DOI : https://doi.org/10.4000/critiquedart.8309

**  Kasimir Malevitch, Non-figuration et suprématisme in Art en théorie 1900-1990, Une Anthologie par Charles Harrison et Paul Wood, Edition HAZAN

*** Ibid

**** Ibid

***** Article Wikipedia de l’exposition 0,10

******Vanessa Morisset, Naissance de l’art abstrait, 2003, mise à jour 2007, Dossiers documentaires sur les collections du Musée national d’art moderne (Consulté le 08/01/2021) http://mediation.centrepompidou.fr/education/ressources/ENS-abstrait/ENS-abstrait.html