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Tulipomania !

Ou quand les tulipes rendent fou, un récit d’Eléonore…

Iznik, Turquie, Plat au bouquet de tulipes et d’œillets, vers 1560-1580, céramique à décor peint sous glaçure Paris, musée du Louvre ©RMN-GP (musée du Louvre) / Raphaël Chipault

 

Au printemps, s’annonce la floraison des tulipes, certaines sont déjà présentes dans les jardins et les autres se font un peu attendre. Les retardataires pointeront le bout de leur nez à la fin mai. Dans le plat d’Iznik de la Galerie du Temps se trouve un jardin de tulipes et d’œillets, pas besoin de l’arroser, celui-ci est éternel. Mais pourquoi tant de soin de la part des décorateurs de céramiques à peindre la tulipe ? D’où vient-elle ?

Elle pousse à l’état sauvage au pied de l’Himalaya. Soliman le Magnifique (1520-1566), grand sultan ottoman, conquiert ce territoire et apporte la fleur à Istanbul.

En turc, la tulipe est nommée « lâle » et possède les même caractères arabes que le mot « Allah ». La tulipe est donc le symbole d’Allah et un motif récurrent dans l’art ottoman : céramiques des mosquées, calligraphie, etc.

Les jardins ottomans évoquent le Paradis décrit dans le Coran. L’eau, très importante, coule des fontaines. Les cyprès d’un feuillage toujours vert, symboles de vie et de renaissance, sont entourés de massifs de fleurs. Les plantes à bulbes sont particulièrement appréciées : tulipes, œillets, jacinthes, iris mais aussi les violettes.

La tulipe a une place de choix dans les jardins d’Istanbul. Au début, sa culture est interdite dans le reste de la Turquie. Tenue secrète du reste du monde, elle est réservée au sultan qui en glisse une dans l’aigrette de son turban. Le turban est une coiffe réservée aux hommes des pays orientaux constituée d’une longue étoffe de tissu savamment enroulée. Parfois sur le devant du turban est fixée une aigrette : un bijou en forme de bouquet de pierres, de perles et de plumes.

L’importation en Europe

En 1559, le flamand Ogier de Busbecq, ambassadeur de l’empereur d’Autriche Ferdinand Ier auprès de Soliman le Magnifique, est le premier européen à observer la tulipe et à l’introduire à Augsbourg puis à Bruxelles. En Europe, il a fallu donner un nom à cette nouvelle plante. Le mot turc « tolipend » est choisi pour comparer les pétales de la fleur à un turban et transformé en « tulipan » puis peu après en « tulipe ».

En 1593, le botaniste flamand Charles de l’Ecluse devient professeur à l’université de Leyde et crée « l’hortus academicus », le jardin de l’université où il cultive la tulipe en vue de l’acclimater. Elle attise tellement les convoitises qu’elle est volée, l’université doit protéger son terrain.

Dans les gravures de planches botaniques, apparait ce nouveau végétal. Au départ, destinées aux botanistes et aux horticulteurs à des fins scientifiques, ces estampes intéressent les amateurs et collectionneurs et sont gravées pour leur beauté. En parallèle, se développent de nouvelles variétés de tulipes dont les exceptionnelles rosen, violetten, bizarden.

De l’intérêt à l’amour…

Un peu avant, au milieu du 16e siècle, la peinture de natures mortes devient un genre indépendant. Les fleurs commencent à être représentées pour leur beauté et la tulipe prend alors forme et couleur sous le pinceau habile de Jan Brueghel l’Ancien. Au début du 17e siècle, les peintres flamands et hollandais de natures-mortes se spécialisent dans un nouveau genre : la peintures de fleurs en bouquets et en guirlandes.

Le goût pour cette plante rare et exotique touche de nombreux domaines : l’architecture, l’art des jardins, mais aussi les motifs de parterres des jardins qui sont liés à ceux des arts appliqués notamment les tissus.

En même temps, dans les Provinces-Unies (Pays-Bas actuels), les bulbes font leur apparition sur le marché, on compte dorénavant 120 variétés. Emmanuel Sweerts, pionnier de la vente sur les foires annuelles, publie un des premiers catalogues commerciaux « Le Florilegium », un répertoire des fleurs en vente.

De l’amour à la rage…

L’effet de mode prend rapidement de l’ampleur. A Amsterdam, les personnes aisées du centre-ville et riveraines des canaux font aménager un jardin derrière leur habitation pour lui donner une place d’honneur. Les horticulteurs ont des difficultés à répondre à la forte demande des amateurs de bulbes.  En effet, la tulipe s’achète en passant directement par les cultivateurs et « au comptant » c’est-à-dire en vente directe. Ce n’est faisable que lors d’une courte période de l’année, pendant la saison où il est possible de planter et déplanter les bulbes : de juin à septembre. Pour pallier à la demande continue, en 1630, les Province-Unies créent le contrat à terme. Cette pratique, aujourd’hui courante, permet d’acheter des marchandises à l’avance. Les deux parties, vendeur et acheteur, se mettent d’accord sur un prix et une quantité. La marchandise est livrée la saison suivante. Il n’est pas obligatoire de passer par un notaire.

En 1634, le vif intérêt des Français entraîne une forte augmentation du prix et l’apparition des spéculateurs. Deux ans plus tard, le système de commercialisation de la tulipe est analogue à celui d’une bourse de commerce. Les transactions peuvent se faire dans les marchés de bourse officiels, et partout ailleurs, par exemple, dans les auberges. Ce puissant mécanisme de spéculation permet de faire une bonne affaire car on achète une marchandise à un prix fixe au moment du contrat à terme. Et quand on la reçoit la saison suivante, elle se vend déjà beaucoup plus cher. L’augmentation des prix s’accélère et un même bulbe est échangé des dizaines de fois. Chaque spéculateur intervenant se réserve une marge. C’est une folie commerciale : il y a plus de tulipes vendues à terme que de tulipes produites !

Les sommes dépensées sont astronomiques : 1 bulbe peut être vendu 10 000 florins (100 000 euros actuels) soit le prix, à l’époque, d’une belle maison bourgeoise le long des canaux d’Amsterdam. Au pic de l’inflation, en 1637, le record atteint est de deux maisons pour un bulbe ! Cet engouement est désigné du mot « tulipomania ».

Tout le monde raffole des tulipes dites cassées dont les pétales possèdent des marbrures de deux couleurs, surtout le rouge et le blanc. Ce phénomène est rendu possible grâce à l’utilisation d’un virus appelé phytovirus dans les bulbes. Les gens pariaient sur la couleur des fleurs avant floraison.

De la rage au désespoir !

Le 6 février 1637, brusquement, le marché se retourne, c’est le krach boursier ! Et les marchands se retrouvent avec plus de marchandises que d’acheteurs. Pour écouler ce qu’il leur reste en stock, ils doivent fortement baisser leur prix. En quelques jours les prix sont divisés par 100 !

Imaginez leur désarroi, ils revendent un bulbe acheté 10 000 florins à seulement 100 florins…

En quelques heures les marchands et les spéculateurs se retrouvent complètement ruinés, soit parce qu’ils ont acheté les produits et ne récupèrent pas leur investissement, soit parce qu’ils ont emprunté pour acheter et se retrouvent avec un prêt à intérêt à rembourser. Les cultivateurs sont épargnés car ils réalisent des ventes directes et essentiellement de bulbes monochromes bien moins appréciés, donc moins chers. Ils ont également moins de stock à écouler.

Mais où sont donc passés tous ces fous de tulipes ? Quelles sont les raisons de ce revirement soudain de situation ? Plusieurs causes sont mises en avant :  l’acheteur peut se désengager facilement grâce à un décret prévoyant l’annulation à peu de frais des contrats.  Le prix, ayant franchi un seuil « psychologique », amène les amateurs à s’en désintéresser. Dans le quartier de Haarlem, théâtre de presque toutes les négociations, se propage la peste, qui a pu entraîner l’arrêt des contrats à terme.

La leçon de la tulipe…

Dans la nature-morte flamande et hollandaise, s’établit une codification complexe et les fleurs symbolisent des thèmes souvent issus de la religion chrétienne, déjà présents au Moyen Âge. L’Eglise condamne la cupidité et la tulipe devient le symbole de la spéculation : elle met en garde contre l’envie d’amasser des richesses, et la beauté éphémère. Elle prend donc une place de choix dans les vanités.

En 1841, le journaliste écossais Charles Mackay analyse cet effondrement de la bourse dans son ouvrage « Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds » en se basant sur un pamphlet de 1637 qui s’attaque aux principes de spéculation.

Aujourd’hui, les experts se penchent sur cette crise économique appelée « Crise de la tulipe » et estiment que Mackay, par le peu de documentation à sa disposition, en a probablement exagéré l’ampleur.

Néanmoins, elle est regardée comme une des premières bulles spéculatives et est considérée comme un marqueur des débuts du capitalisme. Elle pose les bases de la finance moderne.

Même si nous avons la chance de la trouver aujourd’hui à un prix abordable, elle reste la reine de nos jardins !