Petit voyage à Iznik via Istanbul
Une proposition d’Éléonore en lien avec un plat d’apparat visible dans la Galerie du temps.
Dans la Galerie du Temps, nous pouvons admirer ce plat d’apparat datant de 1540 à 1560.
Qui se cache derrière cette magnifique création ?
Organisation des artisans en Turquie
Dans le monde de l’Islam, il n’y a pas de différence entre un artiste et un artisan. La quête est la même, atteindre la perfection du geste transmis par un maître ayant acquis son savoir-faire grâce à des années d’expérience. Les artisans sont très nombreux à Istanbul. Mais d’où vient tout ce monde ? D’Anatolie (région qui correspond à peu près à la Turquie actuelle, dans sa partie asiatique), d’Iran ou d’Europe centrale. Les besoins en main d’œuvre sont tellement importants qu’une partie est recrutée par l’État, c’est le « devchirmé ». Il consiste à réquisitionner des adolescents dans les familles chrétiennes de l’empire ottoman pour les former à un métier d’artisan, de fonctionnaire ou de janissaire dans la foi musulmane et la langue turque. Les janissaires sont les soldats de la garde de l’empire. Les personnes recrutées ayant des aptitudes peuvent être promues à de plus hautes fonctions et intégrer l’élite ottomane dont la hiérarchie est codée et très rigide.
L’artisan est anonyme sauf rare exception. L’individu s’efface au profit de la corporation. Tous les hommes d’Istanbul sont obligés de s’inscrire dans une corporation correspondant à leur métier, ce qui permet au pouvoir d’exercer un contrôle strict de la population. Du 11e siècle jusqu’au 18e siècle, une corporation est une association d’artisans, regroupés afin de réglementer leur profession et de défendre leurs intérêts. La corporation demande une cotisation à ses membres, ce système de mutualisation permet de recevoir un soutien et des aides financières en cas de maladie et de chômage. Le personnel du palais de Topkapi et les janissaires ne sont pas rattachés à une corporation mais soumis à une autre réglementation. Une fois par an, c’est la fête à Istanbul. Chaque corporation défile dans la ville avec son char, sa boutique ambulante et lance des cadeaux à la foule sur son passage dans le but d’augmenter sa future clientèle. L’organisation de ces festivités traditionnelles reste inchangée au fil du temps.
Au palais du sultan…
Et au sérail alors, comment cela se passe-t-il ? Le sérail, c’est le palais du sultan, le palais de Topkapi construit de 1459 à 1465 : une république séparée du reste d’Istanbul avec ses propres lois et ses habitudes de vie. Un monde complètement isolé. Il conserve un trésor : de très nombreux objets fabriqués pour le sultan et son entourage, comme des enluminures, des céramiques, des caftans (sorte de longue tunique portée au-dessus des vêtements par les hommes en Orient), des meubles… Pendant les fêtes religieuses, le trésor est exposé au palais. Au 16e siècle, on compte entre 6000 et 8000 artisans de différents métiers au service du palais de Topkapi et environ 14 000 au 17e siècle ! Le palais leur fournit les matières premières nécessaires à leur art et les rémunère.
Et la céramique d’Iznik dans tout ça ?
En 1453, Mehmed II, sultan ottoman, prend la ville de Constantinople ; Constantinople, c’est le nom d’Istanbul jusqu’en 1930. Il en écarte les Byzantins, c’est-à-dire les représentants de l’Empire romain d’Orient et s’y installe. Pour embellir la ville, il commande un grand nombre d’objets d’art, entraînant ainsi un grand renouveau des formes. Iznik, située à environ 150 km au sud-est d’Istanbul, produit des céramiques de très grande qualité pour la cour, dès 1480. Très rapidement, grâce aux liens commerciaux avec les marchands italiens, ces pièces sont prisées des Européens et largement exportées.
En 1585, le sultan rédige un décret obligeant les fours d’Iznik à vendre la quasi-totalité de leur production à la cour de Topkapi. Les artisans sont soumis aux mêmes réglementations que ceux du palais. La commercialisation en Occident continue mais dans une moindre mesure. Face à la forte demande, des ateliers italiens vont créer des imitations de qualité inégale. La production d’Iznik périclite à la fin du 16e siècle. Le sultan Ahmed Ier dirige la construction de la Mosquée bleue d’Istanbul de 1609 à 1616, elle est entièrement recouverte de plus de 2000 carreaux de céramique. C’est l’une des dernières grandes commandes impériales.
En 1719, les derniers ateliers ferment. Les manufactures de la cité de Kütahya (à 50 km au sud d’Istanbul) prennent le relais tout au long du 18e siècle.
La technique de fabrication des céramiques
La technique de fabrication des ateliers d’Iznik est très complexe. Les Ottomans, fascinés par la blancheur, l’éclat, la brillance, la finesse et la solidité de la porcelaine de Chine essaient d’en reproduire l’éclat avec des matières et des techniques qu’ils connaissent. Le secret du blanc de la porcelaine est toujours bien caché et inconnu du monde musulman et de l’Occident.
Pour sa réalisation, une pièce de faïence passe dans les mains de nombreux acteurs. A chacun sa spécialité, de la réalisation de l’objet en argile jusqu’à sa sortie du four.
Un soin particulier est apporté à la composition de l’engobe (argile liquide) couvrant l’objet façonné en argile afin qu’il soit du blanc le plus pur et mette en valeur l’éclat des couleurs du décor. Les couleurs, à base d’oxydes métalliques réduits en poudre et dilués dans de l’eau, sont posées au pinceau. Il y a une grande fascination pour le bleu profond de l’oxyde de cobalt dans tout l’art de la céramique. C’est la première couleur utilisée à Iznik, pour rappeler celui des porcelaines Chinoises. Vers 1530, un vert olive à base d’oxyde de cuivre est repris des céramiques de la ville de Damas, en Syrie actuelle. Puis, un rouge-orange, légèrement en relief, est mis au point avec de l’oxyde de fer entre 1550 et 1575. Le décor posé au pinceau est nappé d’une glaçure incolore et très transparente à base de plomb. Son rôle est d’assurer la brillance et la protection du décor.
Les couleurs et les décors d’Iznik sont variés : motifs floraux ou inspirés des reliures, caftans, objets en métal et émaillés. Il existe plusieurs grands styles.
Le plat d’apparat, exposé dans la Galerie du Temps du Louvre-Lens, date de 1540 – 1560. On y voit le bleu de cobalt et le vert olive dont je viens de vous parler. Il est influencé par le style saz développé par Şahkulu, dessinateur originaire de Tabriz (Iran) employé à la cour ottomane. Le style saz se caractérise par des compositions de fleurs exubérantes : les lotus et pivoines inspirés des porcelaines de Chine. Les longues feuilles dentelées sont dites “hançeri” car elles évoquent la forme d’un poignard (hançer, en turc, signifie poignard.) D’autres fleurs qui ne font pas partie du style saz sont représentées : les tulipes, les œillets et les jacinthes très prisées des Ottomans qui en font l’ornement de leurs jardins.