Peintresses au sein de l’exposition Paysage. Fenêtre sur la nature – Dialogue entre l’intérieur et l’extérieur
Si la réponse est non, soyez indulgents avec vous-mêmes. Dans ce domaine, les femmes sont plus que rarement mentionnées, à l’exception, parfois, de quelques artistes impressionnistes de la fin du 19e siècle, comme Berthe Morisot (1841-1895), Eva Gonzalès (1847-1883) ou Mary Cassat (1844-1926). Le 20e siècle semble déjà plus riche, ce qui ne veut pas dire que l’on connaisse toujours bien les artistes femmes qui se sont consacrées à la peinture de paysage dit « naturels » durant cette période.
La tendance générale à assigner les femmes à l’espace domestique, à tout ce qui concerne l’intérieur et l’intériorité, n’est sans doute pas étrangère à cette absence. Certains historiens ou critiques d’art, comme le Gallois Walter Shaw Sparrow (1862‑1940), partaient même du principe qu’« en art, les femmes ont rarement été attirées par la nature, ses bois et ses champs. Le sexe faible n’a pas, en règle générale, été sensible aux paysages. » (Women Painters of the World from the Time of Caterina Vigri 1413 to Rosa Bonheur and the Present Day, 1905, p. 59)
Petit à petit, la recherche avance tout de même et l’on voit peu à peu quelques artistes femmes apparaître dans les expositions qui traitent de la peinture de paysage avant le 20e siècle.
Dans l’exposition Paysage. Fenêtre sur la nature, nous sommes heureux de présenter quelques œuvres de peintresses de paysage. Les collections publiques n’en possèdent que peu, il est donc difficile pour les musées de s’en séparer le temps d’une exposition pour les prêter.
C’est pourquoi nous sommes extrêmement reconnaissants à ceux qui nous ont accordé de très jolis prêts : le musée du Louvre, le musée des Beaux-Arts de Tours, le musée de la Vie romantique et le Musée national d’art moderne au Centre Pompidou, tous deux à Paris.
Huile sur toile
H : 130 ; L : 162 cm
Vers 1846
Paris, musée du Louvre
Le plus ancien de nos tableaux peints par une femme appartient à la collection du musée du Louvre. Il s’agit de la Vue prise au Mont-Doré (Auvergne), soleil levant, de l’artiste Catherine Edmée Simonis Empis (1796-1879). Nous sommes dans la première moitié du 19e siècle. Il s’agit d’une artiste assez reconnue à son époque, dont plusieurs œuvres ont été achetées par le roi de France, Louis-Philippe. Malheureusement, certaines de ces œuvres ont été détruites pendant les conflits armés, notamment la Première guerre mondiale. Et Empis a sombré dans l’oubli.
Lorsqu’elle peint ce tableau, nous sommes en pleine période romantique, le pittoresque Mont-Dore est également apprécié par des artistes comme Paul Huet (1803-1869) ou Eugène Isabey (1803-1886). Le lieu suggère que Catherine Empis, qui était parisienne de naissance, était une voyageuse. Elle fait, paraît-il, partie des rares artistes à avoir peint la Corse à cette époque-là.
Cependant lorsque l’on regarde ce tableau, on pense peut-être davantage aux peintres et aux écrivains germaniques. Pourquoi pas à Caspar David Friedrich (1774-1840, l’auteur du célèbre tableau intitulé Voyageur au-dessus de la mer de nuages) ? Mais une collègue m’a également dit que ce panorama lui rappelait les contes des frères Grimm (1785-1863 pour Jakob et 1786-1859 pour Wilhelm) …
Il est vrai que ce tableau a quelque chose de féérique ! S’ouvre à nous une vue très ample, sur laquelle le soleil se lève et répand peu à peu ses rayons. Ce qui donne l’impression d’être debout tout en haut du mont et de regarder le monde naître. Nous avons presque la sensation de découvrir une scène de film, voire de film d’animation, avec un angle de vue en « plongée » ou « à vol d’oiseau ».
Le miroir d’eau que constitue la rivière, tout en bas, reflète le ciel et ajoute encore à l’impression de vastitude qui se dégage du tableau. La réflexion du paysage à la surface de l’eau nous incite doucement à réfléchir, nous aussi, à littéralement « prendre de la hauteur » ou en tout cas à marquer une pause… Enfin, le fait que la vue soit cadrée par trois arbres – deux morts à gauche et un autre vivant à droite – renforce cette impression d’ampleur. Ces arbres, vivants et morts, évitent une construction trop symétrique et ennuyeuse, ils insufflent au tableau un rythme irrégulier. Ils peuvent également inciter à la méditation sur la vie et la mort, sur ce que nous faisons, nous les êtres humains, en ce « bas monde ».
Huile sur toile
H : 60 ; L : 82 cm chacun
1860
Musée des Beaux-Arts de Tours
Ce genre de méditation pourrait tout autant trouver place face aux deux pendants de Louise Joséphine Sarazin de Belmont (1790-1860), autre artiste voyageuse du 19e siècle.
Nous observons alors deux vues précises du même endroit, le Forum romain, à l’état de vestige, à Rome, depuis deux angles différents, au lever et au coucher du soleil. Est-ce le monde qui tourne autour de nous ou l’inverse, dans ce poudroiement de lumière dorée ? De quoi donner le vertige à Galilée (1564-1642) lui-même !
Aquarelle sur papier
H :15 ; L : 23,5 cm
1860-1876
Paris, musée de la Vie romantique
Pour poursuivre le rêve éveillé, rien de mieux qu’un tout petit Paysage imaginaire, réalisé par George Sand (1804-1876), dans l’intimité de sa vie quotidienne !
Ici, contrairement aux vues de lieux réels décrits par Empis et Sarazin de Belmont, le paysage est totalement inventé. Mais n’y a-t-il pas toujours de l’invention dans une peinture de paysage ? Un paysage, ce n’est pas n’importe quel lopin de terre, c’est un lopin de terre sur lequel on s’arrête un instant. Un lopin de terre sur lequel on jette un regard qui en fait un paysage…
À l’inverse, les paysages que nous imaginons ne sont-ils pas nourris de nos souvenirs, des lieux réels qui nous ont vu grandir, de ceux qui nous ont émerveillés ou qui ont au contraire désolé notre âme, de ceux dont nous avons foulé la terre bien tangible et odorante, dont nous avons ressenti le balancement ?
Pour éveiller son inspiration, George Sand met au point un protocole artistique qu’elle baptise « dendrite » ou « aquarelle à l’écrasage ». Les dendrites sont des traces que l’on trouve dans certains minéraux, elles font penser à des formes végétales. Ce sont également des éléments constitutifs de nos neurones.
Sand dépose quelques taches de couleur sur une feuille, la recouvre d’une autre feuille, puis les sépare. Elle crée ses paysages à partir des taches ainsi obtenues de manière aléatoire. Finalement, ses paysages imaginaires sont réalisés à quatre mains : les siennes et celles du hasard.
Huile sur toile
H : 101,3 ; L : 81,3 cm
1924
Paris, Centre Pompidou,
Musée national d’art moderne-Centre de création industrielle
Georgia O’Keeffe (1887-1986) connaissait-elle ces travaux de la dame de Nohant ? Quoi qu’il en soit, elle semble avoir davantage en commun avec George que son seul prénom.
D’ailleurs, avec son tableau, nous quittons les formats « paysage » horizontaux, pour un format « portrait » vertical. Un choix évocateur : Georgia nous décrit-elle un paysage ou bien la manière dont ce paysage se projette à l’intérieur d’elle-même, faisant de sa propre personne une chambre noire vivante ?
Bien que son tableau intitulé Red, Yellow and Black Streak (Stries rouge, jaune et noir) porte un titre apparemment abstrait, il évoque cependant un lieu réel. Il s’agit du Lac George (encore un George, oui, oui…), dans l’État de New York, près duquel elle passe plusieurs étés. Voyez-vous la rive du lac ? Les reflets à la surface de l’eau ? Ressentez-vous la puissance des énergies à l’œuvre sous la surface du visible ? Georgia ressent tout cela, sans avoir besoin de le voir, dans une forme de panthéisme sensible, décelant une forme de vie en toute chose. Devant ce tableau, je ne peux m’empêcher de penser à la Provence de l’écrivain Jean Giono (1895-1970) et à sa trilogie de Pan, dans laquelle des forces souterraines travaillent la terre et dont la Colline est vivante et mouvante. Autre continent, même planète.
Huile sur toile
H : 280 ; L : 180 cm
1990
Paris, Centre Pompidou,
Musée national d’art moderne-Centre de création industrielle
De la vie et du mouvement, il y en a bien sûr également dans les Champs de Joan Mitchell (1925-1992), compatriote de Georgia. Trente ans après sa disparition, les gestes de Joan demeurent perceptibles, en relief, émergeant de la surface laiteuse de la toile.
Les traces d’une semeuse de couleur.
Le champ pictural gigantesque – la toile mesure presque trois mètres de haut sur deux mètres de large – est à Joan ce que le champ de blé est au moissonneur qui le parcourt de long en large. Ici, tout comme chez Georgia, ce n’est pas le visible qui est décrit mais le sensible qui est exprimé. Le souvenir des paysages vibre au sein de ces circonvolutions colorées. Petit à petit, les nuances somptueuses des bleus, des verts, nous emportent ailleurs, au creux des mémoires, des imaginaires ou des rêves, qui façonnent le monde.
Vidéo, couleur, son
Avec la musique de Luc Kheradmand (1985)
2015
Centre national des arts plastiques, FNAC
Revenons doucement à une réalité en mouvement avec la vidéo d’Anne-Charlotte Finel (1986), tournée au moment de la journée le plus propice aux songes, Entre chien et loup. Dans ce paysage fantomatique que la caméra peine à saisir, hésitant entre jour et nuit, entre forêts d’arbres et de buildings, entre touche picturale et grain photographique, quelques biches se tournent vers nous. Nous ne sommes plus seulement regardeurs, nous sommes également regardés. À quoi ressemble le paysage dans ces têtes graciles ? Quelle place y occupons-nous ? Cette nature qui regarde la ville interroge notre point de vue, donc la notion même de paysage…
Pour creuser davantage la question des peintres femmes et du paysage, consultez le catalogue de l’exposition Paysage. Fenêtre sur la nature, en particulier l’essai intitulé Peintresses et Paysage : l’art de faire tapisserie.
En consultation libre à la Médiathèque du Louvre-Lens et en vente à la Librairie-boutique du musée et chez votre libraire pour 39€.