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Moyen Âge et couleur

Une enquête qui décape, menée par Marion !

« La polychromie des œuvres médiévales » : vous avez 5 heures !

Pendant des décennies, la polychromie des sculptures et éléments architecturaux du Moyen Âge a été relativement peu étudiée, voire niée. La faute aux reproductions en noir et blanc dans les ouvrages ? Ou le reflet d’un désamour pour le sujet ?

Les décapages de sculptures et autres repeints successifs opérés aux 19e et 20e siècles, dans le but d’éradiquer ou de recouvrir les dernières traces de couleurs d’époque médiévale jugées de mauvais goût, brouillent les pistes. Les intempéries ont souvent définitivement effacé les polychromies extérieures des bâtiments médiévaux, ne laissant que la pierre nue. Les traces de polychromie subsistant sur certains supports de bois ou de pierre, analysées grâce aux nouveaux moyens scientifiques, ont heureusement permis de mieux connaître les manières de travailler des artistes et les compositions des pigments et des liants utilisés. Ces traces sont aujourd’hui précieusement conservées et documentées par les restaurateurs, pour transmission aux générations futures.

Certains historiens spécialistes de la couleur, comme Michel Pastoureau, admettent pourtant que le sujet de la couleur (et plus particulièrement à l’époque médiévale) est d’une complexité redoutable. Les hommes du Moyen Âge étaient bien entendu dotés du même appareil perceptif de la couleur que nous (ils avaient les mêmes yeux, d’un point de vue physiologique), mais leur conception de la couleur était très différente. Elle échappait, pour le cas des œuvres d’art, le plus souvent à toute logique purement réaliste. L’historien rappelle que la perception et l’appréciation de la couleur est en effet avant tout une construction culturelle, qui varie en fonction des lieux et des époques.

Il faut donc se rendre à l’évidence : notre perception des couleurs visibles sur une sculpture médiévale ou un élément architectural ne sera donc jamais la même que celle d’un homme du Moyen Âge. Etudier aux moyens de techniques scientifiques les couleurs des œuvres et bâtiments médiévaux ne nous permettra pas pour autant de nous glisser dans la psychologie des artistes qui les coloraient, puis de ceux qui les regardaient. À l’échelle mondiale, les études sur la couleur au Moyen Âge se multiplient, mais se limitent le plus souvent à des études locales, limitées à un type d’iconographie, à un site, ou à une période très restreinte sur un territoire donné. Une étude à grande échelle, permettant notamment d’étudier la polychromie des sculptures et des bâtiments religieux comme un univers coloré cohérent reste encore à mener. Des volontaires ?

 

Au Moyen Âge, le bleu est une couleur… chaude !

Les écrits sur la couleur, au Moyen Âge, sont relativement rares. Les scientifiques de cette période ne semblent pas trop s’intéresser à cette dernière. La question de la nature de la couleur intéresse peu les savants de cette époque, même si quelques hommes de science tentent timidement de décrire l’arc en ciel. La lumière, elle, captive davantage. D’ailleurs, l’idée circule que la couleur est une sorte de lumière obscurcie lorsqu’elle traverse un corps coloré. La perception des couleurs est pensée comme étant le fruit de rayons qui sortent de l’œil et qui vont capter des particules émises par des corps colorés. Pour ce qui est de la « classification » des couleurs, l’ordre spectral tel qu’il est découvert par Newton au 18e siècle n’est pas encore connu.

Lorsque l’on consulte malgré tout les sources écrites médiévales sur le sujet, on découvre que les couleurs principales au Moyen Âge sont au nombre de six :  blanc, jaune, rouge, vert, bleu et noir. Le blanc et le noir sont donc considérées comme des couleurs. Notons que le vert n’est pas mentionné à côté du jaune, mais situé entre le rouge et le bleu. Au Moyen Âge, le vert est considéré comme étant plus proche du rouge, et nulle part on ne mentionne qu’il est le fruit du mélange du jaune et du bleu. Le violet, lui, ne se situe pas entre le rouge et le bleu, mais est plus proche du noir. D’ailleurs, on le nomme « subniger » en latin. La question des associations de couleur est également assez étonnante : des associations que l’on jugerait actuellement de mauvais goût, comme celle du rouge et du vert, sont au contraire à cette période communément admise. La classification des couleurs en couleurs froides et couleurs chaudes n’a, enfin, rien à voir avec celle d’aujourd’hui. Pour l’homme du Moyen Âge, le bleu fait partie des couleurs chaudes !

Dans l’art médiéval, le choix des couleurs ne répond en fait pas à un impératif réaliste. Les couleurs peuvent être porteuses d’une dimension symbolique, comme c’est par exemple le cas pour le bleu du manteau de la Vierge, qui évoque son aspect céleste. La couleur est le fruit de la représentation que l’on se fait de la chose représentée, et non pas de sa perception visuelle. Calquer notre perception et notre référence des couleurs d’aujourd’hui sur des œuvres du passé est donc une démarche totalement vaine, car anachronique.

 

Coup d’œil dans le passé : mission presque impossible.

Nevers – Vierge à l’Enfant, provenant d’une léproserie – Vers 1350-1375 – Pierre calcaire polychrome – © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Tony Querrec

Dans la Galerie du temps, notre observation des œuvres médiévales est facilitée par l’éclairage. Les jours zénithaux au plafond, renforcés par une larme d’éclairage artificiel, nous montrent les œuvres sous une lumière uniforme. Elles sont placées à hauteur de notre regard. Hors, les hommes du Moyen Âge voyaient ces objets d’une manière très différente de celle d’aujourd’hui.

Prenons l’exemple de la Vierge à l’Enfant de la Galerie du temps, provenant d’une léproserie (lieu dédié à la guérison des malades), datée du 14e siècle et présentant encore des traces de polychromie. On peut aujourd’hui encore distinguer de près le délicat teint rose pâle et les yeux bleus de cette élégante représentation féminine. Même si on ne peut pas être certains de sa localisation exacte d’origine dans le bâtiment, puisque la maladrerie Saint-Lazare de Nevers, qui l’abritait, a été détruite à la Révolution Française, on peut tenter d’imaginer le contexte « perceptif » initial de l’œuvre. Pas d’électricité, donc un faible éclairage à la bougie. La sculpture, reliée à un élément architectural, devait danser au rythme du vacillement des flammes, à une hauteur certainement très différente de celle à laquelle on peut l’apprécier aujourd’hui, créant un effet d’échelle bien différent. Ses couleurs, complètes, (vert, rouge…) devaient être assez vives, et visibles de loin. Elle était d’ailleurs probablement intégrée à toute une architecture interne, peut-être partiellement colorée elle aussi. Elle s’intégrait donc à un univers partiellement coloré, auquel elle appartenait et dont elle était indissociable, et dont les couleurs devaient résonner avec les siennes.

 

Un Moyen Âge haut en couleur : gare au mauvais goût !

L’un des lieux les plus colorés, au Moyen Âge, est probablement le bâtiment religieux. Sculptures, peintures, décors liturgiques, textiles éphémères, livres ou vêtements liturgiques théâtralisent la couleur, en fonction des moments de l’année et des fêtes religieuses. On colore aussi beaucoup les objets, les métaux, les bois, les ivoires. L’or, hérité de l‘art byzantin, est très présent. Il facilite la mise en scène, par son côté ostentatoire. Il sert aussi de médiation avec Dieu.

Pendant la période romane et jusqu’au milieu du 13e siècle, les couleurs sont d’ailleurs assez vives, avec des contrastes chromatiques assez marqués. La palette reste pourtant relativement restreinte et limitée à quelques couleurs (rouge, vert, bleu, jaune, noir, blanc…). Quelques vierges romanes, ayant souvent subi des repeints successifs, ont fait l’objet de tentatives de reconstitution colorée. Les spécialistes n’hésitent pas à utiliser crayons de couleur, aquarelle et peinture pour colorer des représentations dessinées des œuvres et soumettre plusieurs propositions, comme dans une enquête. Le résultat est assez surprenant, et presque criard.

Les observations visuelles sont complétées par des analyses de la matière qui permettent de reconstituer les étapes du peintre. Sculptures de pierre ou de bois sont ainsi le plus souvent isolées par des couches de blanc de plomb ou de carbonate de calcium. Elles peuvent ensuite être colorées de bleu (souvent du lapis-lazuli pour les plus riches réalisations), de vert (obtenu avec du vert-de-gris, provenant de l’oxydation du cuivre), de rouges (ocre rouge ou encore secrétions d’insecte, le kermès), et de jaunes (sulfure d’arsenic, appelé aussi orpiment). Différents cas de figure sont observables : parfois, les couleurs sont posées de manière unie, en aplat, et parfois elles font l’objet de superpositions, de variations de teintes, et de jeux entre le brillant et le mat. Le résultat est visuellement parfois un peu… violent ! Les visages, souvent rosés, sont constitués d’un mélange de blanc de plomb et de vermillon, et apportent un peu de douceur à ce feu d’artifice de couleurs franches. Si certains pigments proviennent de France (l’ocre rouge vient essentiellement des carrières de Roussillon), le bleu lapis-lazuli est importé d’Afghanistan, via Venise.  Les yeux, lorsqu’ils ne sont pas incrustés de pâte de verre, sont peints de bleu. Pour remplacer l’or, parfois trop rare ou trop coûteux, les artistes utilisent de l’étain, recouvert d’une fine couche de jaune en glacis, pour imiter la teinte du précieux métal. L’analyse des liants (substances permettant de faciliter l’application et la tenue des pigments) dévoile en général un mélange huile-protéine, correspondant à la technique de la « tempera », ou peinture à l’œuf. La passion de la couleur violente s’apaise heureusement un peu au siècle suivant et les couleurs se font un peu plus douces.

Ce goût pour les couleurs vives se retrouve également dans certains restes de polychromie observables sur des éléments architecturaux, comme des chapiteaux de colonnes par exemple. Couleurs de la sculpture et de l’architecture se répondent, créent des rythmes, des échos, mettent en valeur certains éléments, comme dans un décor de théâtre. Difficile aujourd’hui d’imaginer à quel point cette architecture médiévale devait être colorée, alors qu’aujourd’hui, les façades de bâtiments religieux ne dévoilent plus que la couleur de la pierre, bien souvent altérée par les ans. À l’intérieur, les traces de polychromies anciennes sont rares, lorsqu’elles n’ont pas été recouvertes par les générations suivantes ou effacées volontairement. Difficile également de connaître la part exacte d’éléments architecturaux ou sculptés non-colorés et la raison de cet équilibre.  Parfois, sur une sculpture ou sur un élément architectural, la pierre était laissée nue ou recouverte d’un simple enduit, contrastant avec des éléments plus vifs.

Michel Pastoureau, dans ses passionnantes études sur la couleur, utilise pour les bâtiments religieux médiévaux la notion « d’univers colorés ». Pour bien des architectures, le passage du temps rend malheureusement quasi impossible leur étude complète… et laisse notre imaginaire prendre le relais.

 

Des trésors en Galerie du temps

Si la Galerie du temps présente de nombreuses œuvres médiévales en pierre non colorées (ce qui ne veut pas dire qu’à l’origine, elles ne l’étaient pas), il nous reste heureusement quelques pièces, avec la « Vierge à l’Enfant évoquée plus haut, pour imaginer à quoi devait ressembler cette abondante polychromie d’origine. Le fragment de décor d’une chapelle du Saint-Sépulcre, représentant le Père éternel bénissant entouré d’anges, daté vers 1475-1500, en est un subtil exemple. Cette œuvre provient d’une chapelle fondée en 1471 dans l’église Saint-Jean-Baptiste, à Chaumont en Haute-Marne. À l’exception de quelques éléments encore in situ, la chapelle a été presque totalement détruite à la Révolution. Sur le relief, le Père Eternel (Dieu le Père) est représenté sous la forme d’un vieillard portant une tiare pontificale. En buste dans une mandorle, il est entouré d’anges. Quelques traces de polychromie, notamment visibles sur les têtes d’anges, laissent entrevoir la richesse colorée du décor, que l’on a pourtant du mal à imaginer totalement recouvert de peinture.

Chaumont – Fragment de décor d’une chapelle du Saint-Sépulcre : le Père éternel bénissant entouré d’anges – Vers 1475-1500 – Pierre calcaire, traces de polychromie – © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Tony Querrec

 

Sud-Ouest de la France – Vierge de douleur – Vers 1480 – Bois de noyer polychrome – © RMN-GP (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda

Certaines sculptures, comme la Vierge de douleur, datée de la toute fin du Moyen Âge, vers 1500, permettent d’apprécier plus instantanément les effets colorés, mais aussi leur importance pour la compréhension globale de l’œuvre. La polychromie était la dernière étape du processus créateur de la sculpture, elle finissait de mettre l’œuvre en volume, et de l’inscrire dans le « réel ». Si l’on observe les carnations du visage de cette Vierge, pleurant le corps de son fils mort (sculpture que l’on ne conserve plus aujourd’hui mais qui prouve que l’œuvre faisait partie d’un groupement d’œuvres), on s’aperçoit que sur sa joue est peinte une larme, trace pudique de sa douleur contenue. Si cette larme n’était plus visible, nous aurions alors un niveau de moins pour comprendre l’œuvre, et déceler la douleur du personnage. Les règles de peinture des sculptures ou des éléments architecturaux sont d’ailleurs en général au Moyen Âge relativement bien définies. Elles varient pourtant en fonction des villes, des territoires et des époques. Si parfois, le même artiste peut sculpter et peindre, bien souvent ces deux tâches sont séparées et réalisées par deux personnes distinctes, appartenant un à corps de métier différent. Il est donc possible que le peintre de cette Vierge ait été une personne différente de son sculpteur. Impossible de savoir donc si cette larme est le fruit d’une « coordination » entre les deux intervenants, ou d’une initiative du peintre.

 

Pour aller plus loin….

Et la couleur dans le dressing médiéval, dans tout ça ?

L’observation des sculptures polychromes nous permet d’apprécier de très beaux effets colorés, parfois brocardés, sur les vêtements des personnages représentés. La coloration des sculptures ne répond pourtant pas forcément à l’époque médiévale à un impératif réaliste. Il est même possible parfois, sur certaines sculptures, d’observer des couleurs parfaitement incohérentes par rapport à la matière évoquée par le sculpteur, ou la délimitation du vêtement sculpté. Il est donc difficile de savoir précisément si les représentations de vêtements sur les sculptures sont le reflet exact de l’habillement médiéval. Les sources et indices dont on dispose permettent malgré tout d’affirmer qu’au Moyen Âge, le vêtement est dans la vie quotidienne une vraie source de couleur. Notre perception des vêtements médiévaux est déformée par le cinéma, qui nous présente les classes les moins aisées (paysans, petits artisans…) souvent vêtues de vêtements marrons ou gris. Hors, la teinture des vêtements est très répandue, pour toutes les classes sociales. Seule varie la résistance de la teinture, qui module l’éclat de la couleur. Si les teintures végétales, moins coûteuses mais peu intenses, sont réservées aux plus pauvres, les plus riches préfèrent les teintures plus éclatantes, garanties par des matières premières nobles. Le métier de teinturier, différent de celui de marchand de tissus ou de marchand de matières colorantes, est pourtant au Moyen Âge ambigu. Les teinturiers utilisent le plus souvent l’eau des rivières pour teindre, ce que les villageois voient d’un mauvais œil. Ils sont donc contraints de teindre à l’extérieur des villes pour ne pas salir l’eau. Chaque teinturier est spécialisé dans sa couleur, et possède une licence pour teindre. Pour une même gamme de couleur, il existe aussi des licences pour l’utilisation de chaque produit colorant : si un teinturier utilise pour faire du rouge de la garance (une plante), il ne peut pas utiliser le kermès (un insecte qui donne la couleur pourpre), et vice versa. Le métier s’accompagne d’une vraie méfiance de la part du reste de la population, car il s’apparente à la chimie, fait usage de mélanges. On utilise, pour fixer au mieux la teinte dans le tissu, des mordants (alun, vinaigre, chaux ou urine). Au Moyen Âge, les mélanges sont considérés comme diaboliques, ils éveillent la crainte. Ainsi, pour faire du vert, on ne mélange jamais de bleu et de jaune. Étrangement, les deux couleurs ne cohabitent jamais d’ailleurs dans les mêmes espaces de teinturerie. Pour faire du vert, il faut donc employer une matière colorante qui donne un vert naturellement. L’étude de la couleur bleue dans l’habillement médiévale est également passionnante : couleur peu appréciée dans l’Antiquité (c’est la couleur des Barbares), elle devient à la mode à partir du 13e siècle. Portée par certains rois, son usage se répand à toute la société dans l’habillement… elle devient littéralement à la mode. N’est-elle pas encore, aujourd’hui, la couleur préférée des Français ?

Vous souhaitez en savoir davantage sur la couleur à l’époque médiévale ?  Voici trois conseils bibliographiques d’ouvrages ou de revues de référence à consulter au Centre de ressources du musée :

GAGE John, Couleur et culture. Usages et significations de la couleur de l’Antiquité à l’abstraction, Thames and Hudson, 2008.

PASTOUREAU Michel, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, La Librairie du XXIe siècle, Éditions du Seuil, 2004.

Revue Technè, Centre de recherche et de restauration des musées de France. « La polychromie des sculptures françaises du Moyen Âge ». Numéro 39, 2014.