L’envers du décor, épisode 1 : l’exposition en lumière
Héloïse interroge Grégory Mortelette, responsable du Pôle régie audiovisuelle et éclairages muséographiques du Louvre-Lens.
Je comprends, cet élément est loin d’être le premier auquel nous pensons lors d’une visite au musée. Pourtant, le rôle de l’éclairage dans une exposition est primordial. Cet élément muséographique* influe sur la compréhension de l’exposition, le confort des visiteurs et la conservation des collections.
Afin de nous éclairer sur le sujet j’ai posé quelques questions à Grégory Mortelette, responsable du Pôle régie audiovisuelle et éclairages muséographiques au musée du Louvre-Lens.
En quoi consiste ton métier ?
Mon métier consiste à suivre le projet d’exposition sur les questions scénographiques*, techniques et de conservation des œuvres pour l’audiovisuel et l’éclairage.
De combien de personnes est composée ton équipe ?
Le pôle régie audiovisuelle et éclairages muséographiques est composé de trois professionnels : deux techniciens spécialisés en audiovisuel et moi-même. Nous travaillions simultanément sur quatre expositions et faisons appel à des techniciens de spectacle vivant – intermittents de la Scène, la salle de spectacle du Louvre-Lens – à chaque montage d’exposition pour les réglages des projecteurs. Le temps de travail est plus ou moins long en fonction du projet et de ses enjeux techniques.
Avec quels corps de métiers travailles-tu le plus ?
Je travaille très rapidement avec les scénographes*. Dès que le projet est lancé et l’esquisse réalisée, j’étudie le plan et commence à faire des propositions d’éclairage. Je donne corps aux idées du scénographe et m’assure que leurs réalisations soient possibles.
Très vite également, j’étudie la liste d’œuvres et pointe, avec l’équipe de régie*, les œuvres nécessitant une attention particulière sur les questions d’éclairage. Le plus souvent, ce sont des œuvres graphiques*ou textiles*.
Parallèlement à cela, j’échange avec les commissaires d’exposition* et la direction. Les grands partis pris d’éclairage doivent être validés puisqu’ils occupent une place importante dans l’histoire racontée par l’exposition. En fonction des choix que l’on fait, l’ambiance sera plus ou moins dramatisée, froide, clinique ou très naturelle. Par la suite, nous avons la possibilité de travailler très finement pour l’ensemble de l’exposition, salle par salle, voire œuvre par œuvre.
Je demande systématiquement aux commissaires et aux scénographes à ce que le choix des couleurs des cimaises* se fasse directement en galerie d’exposition. Nous exposons alors les échantillons de couleurs aux deux types de températures existants dans le parc lumière du musée : 3000 et 4000 kelvins. Ces deux températures* de lumière disent des choses différentes et modifient la couleur de la peinture. Il est important d’avoir conscience de cette réalité dès le début du projet.
Vous êtes donc présents, toi et ton équipe, très tôt dans le projet d’exposition ?
Oui, il nous faut comprendre très rapidement le principe général de la scénographie car le rendu de nos propositions doit être satisfaisant, à la fois pour le public et pour la bonne conservation des œuvres.
D’un point de vue technique, il est également indispensable que nous soyons associés au projet dès le départ afin d’anticiper nos besoins. On ne peut, par exemple, pas se brancher partout dans l’exposition. Nous devons donc nous assurer que la scénographie permette le branchement électrique des dispositifs lumineux. C’est un enjeu qui donne lieu à de longs échanges avec le scénographe et il est parfois nécessaire de déplacer une cimaise ou une vitrine de quelques centimètres.
Nous devons relever tous les « lièvres techniques » en vue du chantier et du montage de l’exposition. Le moins de pièges possibles doivent subsister afin que leur mise en place se déroule le plus sereinement et le plus rapidement possible.
Comment se déroule un montage d’exposition pour ton équipe et toi ?
En amont du montage d’exposition, il y a un gros travail de chantier. Nos plans doivent être prêts avant que ce dernier ne commence. Un ou deux techniciens œuvrent en parallèle des menuisiers aux branchements des dispositifs et à l’installation des vitrines.
Nous travaillons ensuite l’éclairage général* de la salle. Comme je l’ai dit, Il existe deux températures de couleurs dans le parc lumière du musée : 4000 ou 3000 kelvins (K°). Appelé « blanc neutre », le 4000 K° est la base d’éclairage des œuvres, le 3000 K° ou « blanc chaud » permet de réchauffer une ambiance générale de salle, voire dans certains cas une œuvre. Nous ajustons très finement les différents réglages par la suite, mais nous parions dans un premier temps sur un grand principe d’éclairage.
Le montage d’exposition à proprement parlé dure généralement quinze jours. Il mobilise l’équipe au complet : les quatre techniciens du pôle et moi-même. Deux techniciens placent les projecteurs sur les rails en parallèle de l’accrochage des œuvres. Ils travaillent depuis une nacelle, à six mètres de hauteur au-dessus des œuvres et du personnel. C’est à ce moment-là que nous revenons sur les ambiances, en jouant sur les intensités*. C’est un travail minutieux et de longue haleine.
Nous n’avons pas le luxe de réaliser l’éclairage une fois l’accrochage des œuvres terminé, et, durant cette phase de montage, beaucoup de corps de métiers sont contraints de travailler en même temps. D’où l’importance d’avoir anticipé un maximum de problème techniques en amont. Même si nous avons toujours des surprises…
Il vous arrive encore d’avoir des surprises malgré tout ce travail d’anticipation ?
Tout à fait. Nous travaillons sur plan et depuis une base de données. La plupart du temps, nous ne connaissons les œuvres qu’à travers des visuels en petit format et nous avons toujours des surprises lors du déballage des œuvres. Quand une œuvre arrive, nous nous déplaçons devant et autour d’elle afin de réussir à déterminer, en fonction de son emplacement, l’endroit où placer notre projecteur afin d’obtenir un angle idéal.
Qu’est-ce qu’un angle idéal ?
L’angle idéal est celui qui permettra à l’œuvre d’être complètement visible et au trajet du visiteur d’être confortable. Parfois l’angle idéal, pour casser la brillance d’un vernis par exemple, nous oblige à placer le projecteur à l’opposé du sens de circulation. C’est gênant car les visiteurs se retrouvent avec la lumière dans le visage s’ils lèvent la tête. Il ne suffit pas de placer un projecteur dans l’axe d’un tableau pour le faire ressortir.
Comment fonctionne le système d’éclairage de la galerie d’exposition temporaire ?
L’éclairage de la galerie d’exposition temporaire fonctionne avec le protocole DALI. Les projecteurs installés sur les rails au plafond dépendent tous de lui : chacun d’entre eux à un nom, une adresse et peut être piloté individuellement. C’est ce protocole qui nous permet d’ajuster les valeurs et les intensités des projecteurs tout au long du montage. Les informations sont centralisées par un technicien de l’équipe, l’opérateur DALI, qui communique par talkie-walkie avec ses deux collègues se trouvant sur la nacelle.
Le bâtiment du Louvre-Lens, d’apparence très sobre, est en réalité compliqué à travailler. Cela est dû aux poutres métalliques que l’on retrouve dans la galerie d’exposition temporaire et qui scandent toute la longueur de la salle. Ces dernières coupent les angles et ne nous permettent pas toujours de placer les projecteurs exactement où l’on voudrait.
Le parti pris architectural du musée consiste en un éclairage zénithal*. Nous n’avons pas la main sur ce bain de lumière naturelle et son amplitude lumineuse est très large. Les écarts d’ambiance générale, de température, de couleurs et d’intensité lumineuses sont donc colossaux. En période d’exposition, nous fermons au maximum les stores qui se trouvent au niveau du plafond. L’occultation de cet éclairage zénithal permet une meilleure maîtrise de l’ambiance lumineuse et représente le meilleur moyen pour nous de garder la main sur le rendu de l’exposition. Il est possible de simuler un éclairage zénithal de manière artificielle en travaillant sur les températures de couleurs, les intensités, voire sur les variations*.
Quel est, selon toi, l’élément muséographique le plus difficile à travailler ?
Une exposition qui contient beaucoup de vitrines sera plus longue à travailler. La mise en valeur de ce type de dispositif nécessite un travail d’orfèvre et beaucoup de coordination. L’exposition L’Histoire commence en Mésopotamie, qui a eu lieu au musée du Louvre-Lens de novembre 2016 à janvier 2017, en est un bon exemple puisqu’elle contenait pas moins de 49 vitrines intégrées. En accord avec Ariane Thomas, commissaire de l’exposition, nous avions procédé de la manière suivante : positionnement de l’œuvre dans la vitrine, placement du projecteur afin de valider l’angle, marquage de l’angle, démontage de l’œuvre, fixation du projecteur, installation définitive de l’œuvre dans la vitrine et enfin, finalisation du réglage de l’éclairage. Ce protocole a été répété pour l’intégralité des vitrines.
Lorsque l’on travaille une vitrine, on cherche à obtenir une ombre élégante et une ambiance qui soit cohérente.
Une fois que la vitrine est fermée, on ne touche plus au focus*, c’est terminé. L’enjeu est donc d’anticiper cela et de prévoir assez de projecteurs sur lesquels nous avons la main afin de rajouter ou non à l’ambiance générale de la vitrine.
Tu dis plus haut que le rendu de l’éclairage doit-être satisfaisant pour les visiteurs et respectueux de l’intégrité des œuvres ? N’est-ce pas contradictoire ?
En effet, si l’éclairage doit aider à bien voir et susciter le moins de fatigue possible en déjouant éblouissements et reflets, sa mise en place doit avant tout respecter l’intégrité des œuvres.
La lumière est un facteur de dégradation durable et irréversible. Certains matériaux plus fragiles que d’autres, comme les textiles et les papiers par exemple, nécessitent un degré d’éclairement maximum de 50 lux. Cela entre souvent en contradiction avec l’ambiance générale de la pièce, mais c’est toujours le plus petit dénominateur commun qui aura raison. Dans une grande vitrine à la typologie d’objets large : terre cuite, céramique et bronze, il suffit d’installer un manuscrit pour que l’équilibre soit rompu. La vitrine pourra alors paraître sombre, mais il faut garder à l’esprit que, dans l’immense majorité des cas, elle le sera pour des questions de conservation et non d’esthétique.
Concevoir un éclairage d’exposition demande de trouver un compromis acceptable entre présentation et conservation des objets. Mais, au final, c’est toujours la conservation qui prime sur le rendu.
Selon toi, la lumière a-t-elle un impact sur la manière dont nous appréhendons une exposition, une œuvre ?
Absolument ! L’éclairage muséographique est porteur de sens. Il est l’un des supports du message de l’exposition : il raconte une histoire et plonge les visiteurs dans des ambiances particulières, facilitant ainsi les liens qui se tissent entre l’objet et ceux qui le regardent.
La première exposition à laquelle j’ai travaillé au musée du Louvre-Lens était Dansez, embrassez qui vous voudrez. Fêtes et plaisirs d’amour au siècle de Madame de Pompadour, qui a eu lieu de décembre 2015 à février 2016. Le commissaire d’exposition, Xavier Salmon, souhaitait faire oublier le sol en béton, peu esthétique à son goût. J’ai alors fait plusieurs propositions et c’est un principe de gobo qui a été retenu : de fines plaques de métal ajourées que l’on fixe sur les projecteurs. L’intégralité du sol de l’exposition était éclairée avec des gobos feuillages, donnant ainsi l’impression aux visiteurs de marcher sur un tapis de lumière. Cela change profondément la perception de l’exposition et s’apparente à un travail scénographique, muséographique.
Le travail de succession des ambiances lumineuses dans les salles d’exposition est très important. Il relève du confort de visite mais pas seulement, il s’agit aussi de narration. Le scénographe conçoit les salles avec une identité qui leur est propre. Passer de l’une à l’autre n’est parfois pas suffisant pour raconter une histoire. L’éclairage permet alors de rendre l’ensemble fluide.
En ce moment, et jusqu’au 25 janvier 2021, a lieu l’exposition Soleils noirs au Louvre-Lens. Quelles œuvres ou salles ont été les plus marquantes en terme d’éclairage muséographique ?
La sonate au clair de lune de Benjamin-Constant dans la première salle de l’exposition est éclairée par quatre projecteurs. Malgré cela, il est difficile de donner de l’ampleur à cette œuvre, c’est un véritable piège à lumière. Nous avons beaucoup échangé à ce sujet avec les commissaires, et j’imagine que c’est assez déstabilisant pour les visiteurs qui doivent se demander « pourquoi ce tableau est-il si sombre ? ». La réponse est : « parce qu’il est sombre ». L’obscurité est l’élément clé de cette œuvre, c’est tout à fait l’effet recherché par l’artiste.
C’est ici que le travail d’éclairage s’arrête. Le parti pris de l’équipe lumière du musée du Louvre-Lens est d’éclairer en restant le plus neutre possible. On nous demande parfois de faire ressortir une teinte en particulier mais nous évitons au maximum de dénaturer l’aspect colorimétrique* d’une œuvre. À mon sens, la lumière ne fait pas partie du travail de restauration*, et je suis réticent quant au fait d’user de l’éclairage comme d’un artifice qui viendrait modifier l’apparence ou l’état de l’œuvre.
De manière générale, les sculptures sont des éléments très intéressants à travailler du fait de leur tridimensionnalité*. Pour La grande ombre d’Auguste Rodin, nous avons cherché à écraser la sculpture par la lumière afin d’appuyer l’effet d’aplat présent au niveau de l’épaule et du cou. Au final, l’œuvre est éclairée par l’ambiance générale et un axe lumineux uniquement. C’est très peu, sachant que les sculptures sont généralement éclairées par trois axes. L’ombre au sol participe à la dramatisation de l’œuvre. Pour obtenir cet effet, nous avons dû gommer au maximum les ombres parasites afin d’en marquer une plus fortement. L’ombre, c’est l’essence même de cette œuvre. C’est cela aussi le rôle de l’éclairage, appuyer le propos de l’œuvre.
Dans la salle des « Noirs industriels », nous n’avons pas eu la possibilité d’aller au bout de la démarche « white cube »*. Toute la partie gauche de la salle comprend des œuvres fragiles supportant un éclairage maximum de 50 lux, quand, de l’autre côté, sont exposées des œuvres contemporaines qui ne sont pas fragiles et nécessitent un halo de lumière soutenu afin d’être mises en valeur, de mieux ressortir. Dans cette salle, tout l’enjeu a été de maintenir un équilibre et une cohérence en tenant compte des contraintes techniques liées à la bonne conservation des œuvres.
Nous avons passé des heures sur les œuvres de Pierre Soulages à chercher le bon angle, celui qui ferait vibrer les surfaces et amènerait de la vie. Pour le Polyptyque G, le parti pris scénographique est très fort en terme d’accrochage. La cimaise, à fleur, ne dépasse pas de l’œuvre dans la largeur. Elle n’apparaît donc qu’en haut et en bas. Nous avons fait le choix de travailler l’arrière de la cimaise afin de décrocher l’œuvre du fond. Ce choix d’un éclairage peu fort à l’arrière permet à l’œuvre de flotter. Si on éteignait les projecteurs qui font ce travail là, le rendu serait totalement différent.
Je remercie Grégory pour cet échange très intéressant qui nous permet de mieux comprendre le rôle et les enjeux liés à la conception d’un éclairage d’exposition.
Lexique (dans l’ordre de lecture)
* Élément muséographique :
Qui a trait à l’exposition,
à son contenu et son parcours de visite.
* Scénographie : Terme emprunté aux arts du spectacle qui regroupe les aspects formels et matériels de l’exposition : couleurs, lumières, mobiliers, vitrines, etc. Cette discipline vise à mettre en scène le discours de l’exposition.
* Scénographe : Le scénographe est la personne qui prend en charge la mise en espace de l’exposition. Il crée la scénographie en réalisant dessins, plans, maquettes, ou autres médias nécessaires à l’élaboration du parcours de visite.
* Régie : La régie assure la logistique liée aux expositions, elle est un des garants du bon fonctionnement de l’exposition en devenir : transport, assurance, accrochage et démontage des œuvres, sécurité des œuvres au public, relation avec les prestataires et partenaires, etc.
* Œuvres graphiques : Les arts graphiques enveloppent un large éventail de techniques, comme l’écriture, la typographie, le dessin, la gravure, l’estampe, la photographie, etc.
* Œuvres textiles : Œuvres créées principalement à partir de tissus, fils ou matériaux textiles.
* Commissaire d’exposition : Un commissaire d’exposition est un professionnel qui conçoit une exposition (artistique, historique, scientifique, etc.) et en organise la réalisation.
* Cimaises : On appelle cimaise le mur ou le panneau auquel est accroché un cadre ou un tableau dans un lieu d’exposition.
* Température : La lumière peut avoir différentes températures de couleurs exprimées en kelvins (K). Ce paramètre indique si la lumière émise par une ampoule sera chaude, c’est-à-dire qu’elle aura une tendance jaune, ou froide, et donc tirera légèrement sur le bleu.
* Éclairage général : C’est l’éclairage général qui crée l’ambiance de l’exposition. Le plus généralement diffus, réalisé à l’aide d’une verrière en éclairage naturel, ou par réflexion de la lumière avec des sources artificielles. Il enveloppe contenus et contenants dans une même atmosphère.
* Intensité lumineuse : L’intensité lumineuse est une grandeur qui exprime la capacité à éclairer. Elle sert principalement pour le calcul de l’éclairement lumineux et pour préciser la répartition de la lumière qu’émet un luminaire.
* Éclairage zénithal : Un éclairage zénithal signifie littéralement « la lumière qui vient du haut », par référence à la lumière du soleil.
* Variation : La variation est une forme de commande d’éclairage permettant de régler la luminosité ou le flux lumineux d’une ampoule.
* Focus : Mise au point.
* Colorimétrie: Intensité de la coloration d’une couleur.
* Restauration : En art, la restauration désigne les interventions et traitements servant à rétablir un état historique donné et, par-là, à améliorer la lisibilité et l’intégrité esthétique d’un objet ou d’un bâtiment.
* Tridimensionnalité : Qui a trois dimensions, comme l’espace physique.
* « White cube » : Le white cube est un espace d’exposition aux murs blancs, généralement refermé sur lui-même par l’absence de fenêtres. Apparu dans les années 1970, il vise, par sa propreté et sa neutralité, à supprimer tout contexte autour de l’art que l’on y montre.